IV
Vers midi, l’ingénieur chef de Lanferman Associates, de San Francisco et Los Angeles, la firme qui réalisait les maquettes et les prototypes des « armes » conçues à partir des dessins de Lars Powderdry, se présenta au bureau de la S.A. M. Lars.
Pete Freid était un familier de l’endroit. Un peu courbé, les épaules arrondies mais toujours de grande taille, il fit son entrée à petits pas dans le bureau de Lars. Il le trouva en train de boire une solution de miel et d’acides aminés synthétiques, alcoolisée à vingt pour cent, antidote de l’épuisement physique qu’il ressentait à la suite de sa transe de la matinée.
— On a découvert que ce que vous êtes en train d’avaler est l’une des dix causes majeures de la recrudescence du cancer de l’estomac. Vous feriez mieux d’y renoncer.
— Je ne peux pas, Pete, dit Lars.
Son corps avait besoin de cette source de réparations, et de toute façon, Pete le taquinait.
— … Ce que je devrais abandonner…
Il ne poursuivit pas, et ce fut le silence. Aujourd’hui, il avait déjà dit trop de choses, et devant un fonctionnaire de la KACH. Si cet homme faisait bien son métier, il enregistrait le soir sur carte permanente tout ce qu’il entendait dans la journée.
Pete fit le tour du bureau, toujours courbé comme pour faire oublier sa taille excessive et aussi, comme il le répétait à tout instant, à cause de son « dos qui lui faisait mal ». La douleur de ce dos demeurait quelque chose d’indéfini. Un jour, c’était un disque déplacé. Une autre fois, le disque était usé. Comme celle des douleurs de Jog, la cause de ce mal demeurait indéterminée. Le mercredi – et c’était le cas – il parlait d’une vieille blessure de guerre.
Il venait de faire près de cinq mille kilomètres à bord d’une fusée de ligne régulière venant de la côte Ouest, dans ses vêtements de travail maculés de graisse avec, pour unique concession à la société des autres, un nœud de cravate tout tordu, devenu noir mais à partir d’un coloris des plus éclatants. Cette cravate pendait comme une longe d’un col de chemise déboutonné, trempé de sueur à tel point qu’on eût dit qu’elle avait servi à le mener périodiquement à l’abattoir dans une série d’existences antérieures. En dépit de son activité désordonnée, ambulatoire, psychomotrice, il était un travailleur né. Sa femme, ses trois enfants, ses plaisirs, ses amitiés, tout s’effaçait pour lui quand sonnait l’heure de travailler, c’est-à-dire chaque matin, entre six heures et six heures trente, dès qu’il ouvrait l’œil. C’était un lève-tôt, contrairement à ce que Lars considérait comme normal chez les êtres humains. Chez lui, c’était même un vice. Et son travail ne souffrait même pas d’une fugue d’une nuit prolongée jusqu’à la fermeture des bars, avec ingestion de bière et de pizza, en compagnie ou non de Molly, sa femme.
Lars, qui continuait à siroter son cocktail particulier, se sentait las. La transe de la matinée l’avait énervé au-delà du seuil normal :
— … Oui, je devrais abandonner. C’est ce que vous allez me dire. Franchement, j’ai entendu cette rengaine un nombre de fois tel que je pourrais…
Pete l’interrompit de sa voix enrouée, au débit agité et rapide :
— Allons donc ! Comment pourriez-vous savoir ce que je pense, espèce d’idiot ! Vous ne m’écoutez jamais. Tout ce que vous faites, c’est de grimper au ciel, d’en redescendre avec la parole divine, et on est supposé croire comme parole d’évangile toutes les idioties que vous pondez ensuite, comme…
Il faisait de grands gestes, son énorme squelette s’agitant sous sa chemise de coton bleu.
— … Pensez aux services que vous pourriez rendre à l’humanité si vous n’étiez pas aussi paresseux.
— Quels services ?
— Vous pourriez résoudre tous nos problèmes… Son regard fixé sur Lars était devenu maussade. Il indiqua vaguement du pouce le plafond de la pièce.
— … Ils ont des dessins d’armes jusque-là… On devrait vous examiner scientifiquement, bon Dieu ! Vous devriez être à Cal Tech pour vous faire examiner, et non en train de diriger votre équipe de tapettes…
— De tapettes ? répéta Lars.
— Soit, peut-être que vous n’en êtes pas une ! Et quand ce serait ? Mon beau-frère est une tante, et en ce qui me concerne, je n’ai rien à y redire. Un gars n’a pas tout ce qu’il veut.
Sa voix s’éleva, une série de rugissements réveilla les échos de la pièce :
— … Mais mon beau-frère a le droit d’être intègre, d’être ce qu’il est, et non pas ce qu’on lui dit d’être ! Vous, vous faites ce qu’on vous dit. On vous dit : « Rapportez-nous des idées, de dessins en forme de double D » et vous le faites !
Il se tut, grommela, s’essuya la lèvre supérieure où perlaient des gouttes de sueur. Puis, s’asseyant, il tendit un bras interminable pour saisir, sur le bureau de Lars, un tas de dessins. Lars les retint :
— Ce n’est pas ça.
— Comment, ce n’est pas ça ? Qu’est-ce que c’est alors ? Pour moi, ce sont des dessins.
Il avait avancé la tête pour mieux voir, comme un piston au bout d’une bille. Lars dit :
— Ce sont les dessins de Pip-Est, de Mlle Toptchev.
Les Soviets avaient deux réalisateurs semblables à Pete, à Boulganinegrad et à la Nouvelle Moscou. L’un d’eux allait devoir réaliser des dessins.
— Puis-je les voir ?
Lars les passa à Pete qui approcha le nez des feuilles de papier glacé, comme s’il devenait soudain myope. Pendant un instant, il demeura silencieux examinant un dessin après l’autre. Puis, avec un grognement, il se rejeta en arrière sur sa chaise, lançant les photos vers le bureau qu’elles n’atteignirent pas.
Il se courba aussitôt en deux pour les ramasser, les lissa une à une, respectueusement, en fît une pile régulière qu’il déposa en face de Lars, montrant par là-même qu’il n’avait pas eu l’intention de se montrer grossier.
— Ces dessins sont atroces, dit-il.
— Non, fit Lars.
Pas plus que les siens, en réalité. L’amitié que Pete ressentait pour lui, sa fidélité à sa personne, lui dictaient ses paroles, et bien que Lars en fût touché, il préférait voir les choses en face :
— … Ces dessins peuvent être dépiautés, démontés en éléments utiles. Elle fait son boulot.
Mais, naturellement, peut-être n’étaient-ils pas représentatifs de son véritable travail. Les Soviets étaient connus pour la manière dont ils se servaient de l’agence KACH. Cette agence mondiale de renseignements jouait le jeu avec la police secrète soviétique, la KVB. Il n’avait pas soulevé la question quand Don Packard lui avait remis ces documents, mais le fait était que les Soviets, conscients sans doute de la présence d’un agent de la KACH dans leur service de création de la mode des armements, ne lui montraient que ce qu’ils voulaient bien lui montrer et retenaient le reste.
Ou du moins, c’était l’hypothèse qu’il retenait. Ce que la Secnat de l’ONU-O faisait des matériaux qu’elle obtenait de la KACH, était un autre problème : il n’en savait rien. Le point de vue du Conseil pouvait aller de la crédulité totale (peu probable) au doute le plus absolu. Quant à lui, il essayait de suivre la voie du juste milieu. Il entendit soudain que Pete l’interrogeait :
— Et ce truc tout flou, c’est elle ?
— Oui, fit Lars, tendant la photo de Lilo Toptchev. Une fois de plus, Pete approcha son nez de l’objet de sa curiosité :
— On ne peut rien en déduire… Et c’est avec des trucs comme celui-là que la KACH gagne son argent ! Je pourrais faire mieux en entrant dans la Division de Recherche de l’Institut de Boulganinegrad pour la Mise en œuvre de la Défense, avec un simple appareil terrestre polaroïd !
— Cette division n’existe pas, dit Lars. Pete leva les yeux pour le regarder :
— Vous voulez dire qu’ils ont liquidé ce bureau. Mais elle travaille toujours, elle ?
— Sous les ordres de quelqu’un d’autre ; Victor Kamov a disparu. Quelque chose aux poumons… Le bureau s’appelle maintenant…
Il retourna le mémorandum que lui avait remis l’homme de la KACH avec son rapport. Mais des incidents pareils se produisaient tout le temps chez Pip-Est, et il n’y attachait plus d’importance.
— … Cela s’appelle : Protocides mineurs, subdivision de la Production Céréalière, Archives, Boulganinegrad. C’est un département du ministère de Normesde Sécurité du Moyen Outillage automatique. Ils s’en servent pour couvrir tous leurs services de recherches concernant la guerre non-bactériologique. Vous savez tout.
Il approcha sa tête de celle de Pete, examinant le portrait indistinct de Lilo Toptchev comme si les minutes, en s’écoulant, lui rendaient un peu de clarté.
— Qu’est-ce qui vous obsède dans cette image ? demanda Pete.
Lars haussa les épaules :
— Rien. Une fermentation divine de l’esprit, peut-être.
Réponse évasive : l’ingénieur de Lanferman Associates était un observateur trop sagace, trop capable.
— Lars, vous êtes un homme qu’habite la peur. Prenez-vous encore vos pilules ?
— Non.
— Vous mentez.
— Soit. Je mens.
— Vous dormez mal.
— Comme ci comme ça.
— Si c’est ce crétin de Nitz qui vous porte sur les nerfs ».
— Non. Ce n’est pas Nitz. Pour reprendre votre vocabulaire, ce crétin de Nitz ne me porte pas sur les nerfs. Êtes-vous satisfait, monsieur l’investigateur ?
— Ils peuvent tenter de vous remplacer pendant cinquante ans sans tomber sur quelqu’un comme vous. J’ai connu Wade. Il était parfait, mais pas de la même pâte que vous. Personne n’est comme vous. Surtout pas cette dame de Boulganinegrad.
— Vous êtes gentil, mon vieux… L’autre l’interrompit sauvagement :
— Gentil ! Certainement pas ! De toute façon, la question n’est pas là.
— Elle n’est pas là. D’accord. Alors, n’insultez pas Lilo Toptchev.
Fouillant dans la poche de poitrine de sa chemise, Pete parvint à en extraire un cigare bon marché genre drugstore. Il l’alluma, puis se mit à remplir le bureau d’une fumée nauséabonde qui en noya bientôt les contours. Ne prenant garde à rien, se moquant ouvertement de ce qu’on pensait de lui, Pete aspirait et rejetait la fumée, réfléchissant.
C’était à la fois son défaut et sa qualité majeure : toute question embarrassante, d’après lui, pouvait être éclaircie si l’on s’y attaquait assez longtemps. Même celle de la psyché humaine. Cette machine lui semblait ni plus ni moins compliquée que les organes biologiquement créés deux milliards d’année plus tôt.
Pour Lars, c’était là une conception d’un optimisme presque infantile, genre XVIIIe siècle. Pete Freid, malgré son habileté manuelle, son génie inventif, était un anachronisme. Finalement, mâchant son cigare, le transformant ainsi en quelque chose d’encore pire, Pete déclara :
— Moi, j’ai des gosses. Ce qu’il vous faut, c’est une famille.
— Évidemment.
— Je parle sérieusement.
— Ce n’est pas pour cela que vous avez raison. Je sais ce qui me tracasse. Regardez.
Lars actionna le mécanisme codé qui commandait la fermeture de son bureau. Répondant à la pression de ses doigts, le tiroir s’ouvrit aussitôt comme celui d’une caisse enregistreuse. Il en tira ses nouveaux dessins, ceux pour lesquels Pete venait de faire près de cinq mille kilomètres. Il les lui tendit, sentant croître en lui cette sensation indistincte de culpabilité qu’il éprouvait toujours à ce moment. Ses oreilles s’enflammèrent. N’osant plus regarder Pete en face, il se mit à tripoter le dispositif enregistreur de rendez-vous pour s’empêcher de penser.
— Ils sont bien, dit Pete.
Soigneusement, il initiala chaque dessin sous le numéro officiel que le bureaucrate de la Secnat de L’ONU-O avait imprimé, scellé et signé.
— Vous repartez pour San Francisco, et vous allez vous plonger dans un modèle poly-quelque-chose, puis commencer à travailler sur un prototype convenable…
— C’est ce que fait mon équipe. Moi, je me contente de dire ce qu’il faut faire. Vous croyez que je vais me salir les mains avec un poly-quelque-chose ?
Lars soudain éclata :
— Pete, combien de temps cela peut-il encore durer ?
— Toujours, répondit Pete sans hésiter.
Ah ! cette combinaison d’optimisme naïf et de résignation féroce et amère.
— Pete, ce matin, avant que je parvienne à me faufiler dans l’immeuble, l’un des interviewers automatiques de la télé, de l’émission qui s’appelle, je crois « Le Joyeux Représentant de Commerce », m’a harponné. Ils y croient, Pete. Ils y croient vraiment !
— Mais oui, ils y croient. C’est ce que je voulais dire. »
Il fit de grands gestes avec son atroce cigare :
— … Il faut que vous compreniez : même si vous aviez regardé les objectifs de la télé bien en face – manière de parler – et que vous ayez déclaré calmement, clairement, quelque chose dans le genre de : « Vous vous imaginez que je fabrique des armes ? Vous croyez que je ramène des modèles de l’hyper-espace, de ce royaume du surnaturel inventé pour les « caves »…
— Mais ils ont besoin de se sentir protégés ! s’exclama Lars.
— Contre quoi ?
— Contre tout – TOUT – ils méritent ce sentiment de protection. Ils pensent que nous faisons consciencieusement notre travail.
Après un silence, Pete dit :
— Il n’y a pas d’arme qui les protège. Il n’y en a plus. Cela depuis… vous savez bien : 1945. À partir du moment où on a détruit cette ville au Japon.
— Mais ils croient tous qu’il y en a. Il semble qu’il y en ait.
— Et on leur fournit ce qui semble en être, ce qu’ils veulent.
Lars soupira :
— J’en suis malade. Je fais partie d’un monde de tromperies. Si je n’avais pas ce talent de médium, j’aurais été l’un de ces purzouves, et je ne saurais pas ce que je sais. Je ne serais pas le type qui distribue les cartes dont il voit le dessous. Je serais l’un de ces « fans » du « Joyeux représentant de commerce » et de son spectacle quotidien d’interviews matinaux, un type qui accepte ce qu’on lui dit et qui croit que c’est vrai parce qu’il l’a vu sur le grand écran avec toutes ces couleurs stéréo plus riches que celles de la vie. Tout va bien quand je suis plongé dans un état comateux, dans une de ces saloperies de transes ; là, je ne pense plus à rien. Alors, il n’y a plus rien tapi dans un coin de mon esprit, qui rigole, rigole, se marre…
— Qui se marre ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Pete, soudain inquiet.
— Il n’y a jamais rien qui se marre dans un coin de vous-même ?
— Jamais, nom de Dieu ! Ce quelque chose me dit au contraire : « Tu vaux deux fois les appointements qu’on te paye. » Voilà ce que me dit ce quelque chose, et il a raison ! Et un de ces jours, c’est ce que je vais répéter à Jack Lanferman.
Il avait l’air vraiment indigné.
— Et moi qui croyais que vous pensiez comme moi…
En y réfléchissant bien, il avait cru jusqu’ici que tous pensaient comme lui, que tous – même le général George McFarlane Nitz – considéraient leur tâche comme il le faisait lui-même : accablés de honte, affligés d’un sentiment de culpabilité qui leur interdisait depuis longtemps de regarder quelqu’un en face.
— Allons boire un café au coin de la rue, proposa Pete.
— Une pause-café ne fait jamais de mal…